Mère lit un article du Bulletin d'août 1950: "Ce qu'un
enfant doit savoir".
Vous dites qu'il faut avoir "la certitude que finalement la
vérité triomphera". Mais cette certitude semble très
différente et souvent très opposée à ce que l'on enseigne
dans la vie ordinaire?
Oui. On pense généralement que les choses finissent toujours
mal dans la Nature. Tout le monde connaît l'histoire de
ceux qui ont eu une fin lamentable après avoir joui d'un
grand succès dans leur vie; de ceux qui avaient des capacités
extraordinaires et qui à la fin les ont perdues; d'une nation
qui pendant longtemps a donné l'exemple d'une civilisation
merveilleuse — la civilisation s'éteint et la nation se
transforme en quelque chose de si lamentable que l'on ne se
souvient plus de ce qu'elle a été. Il semble que l'histoire de la
terre soit une histoire de victoires suivies de défaites et non
de défaites suivies de victoires.
Mais en fait, dès qu'il est question de choses universelles
et divines, il faudrait avoir la vision universelle et la
compréhension divine des choses pour savoir comment la
vérité s'exprime. Il y a une sorte de pessimisme général qui
dit que même si les choses commencent bien, elles finissent
mal; que ce sont la faiblesse, l'hypocrisie, le men-songe et la
méchanceté qui ont toujours l'air d'avoir le dessus. C'est
pourquoi les gens qui voient le monde à la dimension de
leur propre personne, ont dit que ce monde est mauvais et
que nous n'avons qu'à en finir et à en sortir le plus tôt
possible. Des instructeurs ont enseigné cela, mais leur
enseignement prouve seulement qu'ils ont la vue trop courte
et à la dimension de leur individualité humaine.
En vérité, les mouvements de la Nature sont comme
ceux des marées : cela avance, cela recule, cela avance,
cela recule; ce qui implique, dans la vie universelle, et
même dans la vie terrestre, une avance progressive, bien
qu'elle soit en apparence coupée de reculs. Mais ces reculs
ne sont qu'une apparence, comme lorsqu'on prend son élan
pour faire un saut. Vous avez l'air de reculer, mais c'est
simplement pour pouvoir aller plus loin.
Vous me direz que tout cela est fort bien, mais comment
donner à un enfant la certitude que la vérité triomphera?
Car, quand il apprendra l'histoire, quand il observera la
Nature, il verra que les choses ne finissent pas toujours
biens.
Il faut apprendre aux enfants à voir la manifestation divine
dans le monde, et non l'aspect qui finit mal.
Non, si l'enfant pense que le Divin est différent du
monde, son idée que tout finit mal sera tout à fait légitime.
Il faut donner aux enfants l'idée de la justice divine.
Mais nous n'en savons rien, car cette justice ne se manifeste
pas dans le monde actuel.
Pourtant, si l'on observe les choses assez profondé-
1 En 1963, au moment de la publication de cet entretien, Mère a fait en passant
la remarque suivante : "Au fond, tant qu'il y a la mort, les choses finissent toujours
mal. Ce n'est que la victoire sur la mort qui fera que les choses ne finissent pas mal;
c'est-à-dire quand le retour dans l'Inconscience ne sera plus nécessaire pour permettre
un nouveau progrès.
Tout le processus de développement, au moins terrestre, est comme cela (je ne
sais pas comment cela se passe sur les autres planètes!). Les traditions disent qu'un
univers est créé, puis qu'il est retiré dans le pralaya, puis un nouveau vient et ainsi de
suite; et d'après eux, nous serions le septième univers, et étant le septième univers,
nous sommes celui qui ne retournera pas dans le pralaya, mais qui progressera
constamment, sans recul. C'est pour cela, d'ailleurs, qu'il y a dans l'être humain ce
ment, on s'aperçoit qu'il y a progrès, que les choses vont de
mieux en mieux, bien qu'en apparence elles n'aillent pas
mieux. Et pour un esprit un peu supérieur, il y a une notion
tout à fait évidente, c'est que tout le mal — enfin, ce que
nous appelons le mal —, tout le mensonge, tout ce qui est
contraire à la Vérité, toute souffrance, toute opposition, est
le produit d'un déséquilibre. Je crois que celui qui a
l'habitude de voir les choses depuis ce plan supérieur, voit
immédiatement que c'est cela. Par conséquent, le monde ne
peut pas être fondé sur un déséquilibre, parce qu'il aurait
déjà disparu depuis très longtemps. On sent qu'à l'origine de
l'univers, il doit y avoir un Équilibre suprême, et peut-être,
comme nous l'avons dit l'autre jour, un équilibre progressif;
un équilibre qui justement est le contraire de tout ce que
l'on nous a enseigné et de ce que nous avons l'habitude
d'appeler "le mal". Il n'y a pas de mal absolu, mais un mal,
un déséquilibre plus ou moins partiel.
On peut enseigner cela d'une façon très simple à un
enfant; on peut lui montrer, avec des choses matérielles,
qu'un objet tombera s'il est en déséquilibre, que seules les
choses en équilibre peuvent garder leur position et leur
durée.
Il est une autre qualité qu'il faut cultiver chez l'enfant
dès qu'il est tout petit : c'est le sentiment de malaise, de
déséquilibre moral qu'il sent quand il a fait certaines choses,
non pas parce qu'on lui a dit de ne pas les faire, non pas
parce qu'il a peur d'être puni, mais spontanément. Par
exemple, un enfant qui fait de la peiné à ün camarade par sa
méchanceté, s'il est dans son état normal, naturel, éprouvera
un malaise, un chagrin au fond de l'être, parce que ce qu'il a
fait est opposé à sa vérité intérieure.
Car malgré tous les enseignements, malgré tout ce que
la pensée peut penser, il y a quelque chose au fond qui a le
sentiment d'une perfection, d'une supériorité, d'une vérité,
et qui est douloureusement contredit par tous les mouvements
opposés à cette vérité. Si un enfant n'est pas faussé
par son milieu, par les exemples déplorables qui l'entourent,
c'est-à-dire s'il se trouve dans son état normal,
spontanément, sans qu'on lui dise quoi que ce soit, il
éprouvera un malaise quand il aura fait quelque chose qui
est en contradiction avec la vérité de son être. Et c'est
justement là-dessus qu'il faut baser, plus tard, son effort de
progrès.
Parce que si vous voulez trouver un enseignement, une
doctrine sur laquelle fonder votre progrès, vous ne
trouverez jamais rien, ou, plus exactement, vous trouverez
autre chose, car suivant les climats, suivant les époques,
suivant les civilisations, l'enseignement que l'on vous
propose est tout à fait contradictoire. Quand l'un vous dit :
"Ça, c'est bien", l'autre vous dit : "Ça, c'est mal", et avec la
même logique, la même force de persuasion. Par
conséquent, ce n'est pas là-dessus que l'on peut se fonder.
La religion a toujours essayé d'établir un dogme, et elle
vous dira que si vous vous conformez au dogme, vous êtes
dans la vérité et si vous ne vous y conformez pas, vous êtes
dans le mensonge. Mais cela n'a jamais mené à rien et n'a
créé que de la confusion.
Il n'y a qu'un guide vrai, c'est le guide intérieur, qui ne
passe pas par la conscience mentale.
Naturellement, si un enfant reçoit une éducation désastreuse,
il s'efforcera de plus en plus d'éteindre en lui
cette petite chose vraie, et parfois il y réussit si bien qu'il
perd tout contact avec elle, et aussi le pouvoir de distinguer
le bien et le mal. C'est pourquoi j'insiste là-dessus, et je dis
que, dès le plus bas âge, il faut apprendre aux enfants qu'il y
a une réalité intérieure — intérieure à eux-mêmes,
intérieure à la terre, intérieure à l'univers — et que luimême,
la terre et l'univers n'existent qu'en fonction de cette
vérité, et que, si elle n'existait pas, il ne pourrait pas
durer, même pas le petit temps qu'il dure, et que tout se
dissoudrait à mesure que cela se forme. Et puisque c'est
cela qui est la base effective de l'univers, naturellement
c'est cela qui triomphera; et tout ce qui contredit cela ne
peut pas durer autant que cela, parce que c'est Cela, la
chose éternelle qui est à la base de l'univers.
Il ne s'agit pas, naturellement, de donner à un enfant des
explications philosophiques, mais on peut très bien lui
donner le sentiment de cette espèce de confort intérieur, de
satisfaction et, parfois, d'une joie intense quand il obéit à
cette petite chose très silencieuse qui est en lui, et qui
l'empêchera de faire ce qui est en contradiction avec elle.
C'est sur une expérience de ce genre que l'on peut fonder
l'enseignement. Il faut donner à l'enfant l'impression que
rien ne peut durer s'il n'a pas au-dedans de soi cette satisfaction
vraie, qui seule est durable.
Un enfant peut-il devenir conscient de cette vérité intérieure,
comme un adulte?
Pour un enfant c'est très clair, car c'est une perception
sans les complications de la parole et de la pensée — il y a
ce qui le met à l'aise et ce qui lui donne du malaise (ce n'est
pas forcément de la joie ou du chagrin, qui ne viennent que
quand la chose est très intense). Et tout cela est beaucoup
plus clair chez l'enfant que chez l'adulte, car ce dernier a
toujours un mental qui travaille et qui brouille sa
perception de la vérité.
Donner des théories à un enfant ne sert absolument à
rien, car dès que son mental s'éveillera, il trouvera mille
raisons pour contredire vos théories, et il aura raison.
Cette petite chose vraie dans l'enfant, c'est la Présence
divine dans le psychique — elle existe aussi chez les plantes
et les animaux. Dans les plantes elle n'est pas consciente,
chez les animaux elle commence à être consciente, et chez
les enfants elle est très consciente. J'ai connu des enfants
qui étaient beaucoup plus conscients de leur être psychique à
cinq ans qu'à quatorze, et à quatorze qu'à vingt-cinq; et
surtout, à partir du moment où ils vont à l'école et où ils
subissent cette espèce de culture mentale intensive qui attire
leur attention sur la partie intellectuelle de leur être, ils
perdent presque toujours et presque totalement le contact
avec leur être psychique.
Si vous étiez un observateur expérimenté, si vous pouviez
vous rendre compte de ce qui se passe dans un être,
simplement en regardant ses yeux!... On dit que les yeux
sont le miroir de l'âme; c'est une façon populaire de parler,
mais si les yeux ne vous expriment pas le psychique, c'est
qu'il est très en arrière et voilé par beaucoup de choses.
Regardez donc avec soin les yeux des petits enfants, et vous
verrez une espèce de lumière — les gens disent candide
mais si vraie, si vraie, qui regarde le monde avec étonnement.
Eh bien, cet étonnement, c'est l'étonnement du
psychique, qui voit la vérité mais qui ne comprend pas
grand-chose au monde, car il est trop loin de lui. Les enfants
ont cela, mais à mesure qu'ils apprennent, qu'ils de-viennent
plus intelligents, plus instruits, cela s'efface, et vous voyez
dans les yeux toutes sortes de choses : des pensées, des désirs,
des passions, des méchancetés, mais cette espèce de petite
flamme très pure n'y est plus. Et vous pouvez être sûr que
c'est le mental qui est entré là-dedans, et que le psychique
est parti très loin derrière.
Même un enfant qui n'a pas un cerveau assez développé
pour comprendre, si vous lui passez simplement une
vibration de protection, ou d'affection, ou de sollicitude, ou
de consolation, vous verrez qu'il répond. Mais si vous
prenez un garçon de quatorze ans par exemple, qui est au
collège, qui a des parents ordinaires et qui a été mal-traité,
son mental est très en avant; il y a quelque chose de dur en
lui, l'être psychique est en arrière. Les garçons
comme cela ne répondent pas à la vibration. On dirait
qu'ils sont faits de bois ou de plâtre.
Si la vérité intérieure, la présence divine dans le psychique
est si consciente chez l'enfant, on ne peut plus dire, n'est-ce
pas, qu'un enfant est un petit animal?
Pourquoi pas? Chez les animaux il y a quelquefois une
vérité psychique très intense. Naturellement, je pense que
l'être psychique est un peu plus formé, un peu plus
conscient chez un enfant que chez un animal. Mais j'ai fait
des expériences avec les animaux, justement pour savoir;
eh bien, je vous assure que j'ai rarement rencontré chez les
êtres humains certaines vertus que j'ai vues chez les
animaux, des vertus très simples et sans prétention.
Comme chez les chats par exemple; j'ai beaucoup étudié
les chats; si on les connaît bien, ce sont des êtres merveilleux.
J'ai connu des mères chattes qui se sont sacrifiées
totalement pour leurs enfants — les gens parlent de
l'amour maternel avec tant d'admiration, comme si c'était
un privilège purement humain, mais j'ai vu cet amour se
manifester chez des mères chattes à un degré qui dé-passe
de beaucoup l'humanité ordinaire. J'ai vu une mère chatte
qui ne touchait jamais sa nourriture tant que ses enfants
n'avaient pas pris tout ce qu'il leur fallait. J'ai vu une autre
chatte qui est restée huit jours auprès de ses petits, sans
satisfaire ses besoins, parce qu'elle avait peur de les laisser
seuls; et un chat qui recommençait plus de cinquante fois
le même geste pour apprendre à un petit à sauter d'un mur
sur une fenêtre, et je puis dire, avec un soin, une
intelligence, une habileté que beaucoup de femmes des
classes non éduquées n'ont pas. Et pourquoi est-ce comme
cela? — parce qu'il n'y avait pas l'intervention du mental.
C'était tout à fait l'instinct spontané. Mais qu'est-ce que
l'instinct? — c'est la présence du Divin
dans le génie de l'espèce, et cela, c'est le psychique des
animaux; un psychique collectif, pas individuel.
J'ai vu toutes les réactions émotives, affectives, sentimentales
chez les animaux, tous ces sentiments dont les
hommes sont si fiers. La seule différence est qu'ils ne
peuvent pas en parler et pas en écrire, alors nous les considérons
comme des êtres inférieurs, parce qu'ils ne peuvent
pas nous inonder de livres sur ce qu'ils ont senti.
Quand j'étais enfant et que je faisais une mauvaise action,
j'avais tout de suite un malaise et je décidais de ne plus faire
cette chose. Alors mes parents venaient me dire aussi de ne
plus le faire. Pourquoi? puisque j'avais décidé moi-même
de ne plus le faire?
Il ne faudrait jamais gronder un enfant. On me reproche
de dire du mal des parents! mais je les ai vus à l'oeuvre,
n'est-ce pas, et je sais que quatre-vingt-dix pour cent des
parents rabrouent un enfant qui vient spontané-ment
confesser une faute : "Tu es méchant. Va-t'en, je suis
occupé", au lieu d'écouter l'enfant avec patience et de lui
expliquer en quoi consiste sa faute, comment il aurait dû
faire. Et l'enfant, qui était venu avec de bonnes
dispositions, s'en va tout à fait heurté, avec le sentiment :
"Pourquoi est-ce qu'on me traite ainsi?" Alors l'enfant voit
que les parents ne sont pas parfaits — ce qui est
évidemment le cas à présent —, il voit que vous avez tort et
il se dit : "Pourquoi me gronde-t-il, il est comme moi !"