Douce Mère, je n'ai pas compris : "Au mieux, nous avons
seulement la pauvre liberté relative que, dans notre
ignorance, nous appelons "libre-arbitre". Mais c'est une
illusion fondamentale, puisque ce sont les modes de la
Nature qui s'expriment à travers notre volonté personnelle;
c'est la force de la Nature qui se saisit de nous sans que
nous puissions la saisir et qui détermine ce que nous allons
vouloir et comment nous allons le vouloir. La Nature, et
non un ego indépendant, choisit pour nous à chaque instant
de notre existence, le but que nous allons poursuivre par
une volonté raisonnée ou une impulsion irréfléchie."
(La Synthèse des Yoga, Vol. I, pp. 139-40)
Pas compris? Qu'est-ce que tu veux dire "pas compris"?
C'est un fait, il n'y a rien à comprendre, c'est comme cela.
Je vous ai expliqué cela je ne sais combien de fois.
Vous croyez que c'est vous qui décidez : ce sont des impulsions
qui viennent du dehors. Vous croyez que vous êtes
conscient de votre volonté : c'est une conscience qui n'est
pas la vôtre. Et tout, vous êtes construit entièrement de
quelque chose qui est les forces de la Nature exprimant une
Volonté supérieure dont vous êtes inconscient.
Seulement, on ne comprend cela que justement quand
on est capable de sortir, ne serait-ce que pour un moment,
de son ego; parce que l'ego (c'est cela qui fait sa force), il
est convaincu que c'est lui qui décide. Mais si l'on regarde
attentivement, on s'aperçoit qu'il est mû par toutes sortes de
choses qui ne sont pas lui.
Mais alors, qu'est-ce qu'on appelle la volonté mentale et
vitale?
C'est une expression de quelque chose qui n'est pas personnel.
Si on analyse avec soin, on s'aperçoit que, par exemple,
tout cc que l'on pense a été pensé par d'autres, que ce sont
des choses qui circulent et qui passent à travers vous, mais
vous n'avez pas engendré cette pensée, vous n'êtes pas à
l'origine de cette pensée. Toutes vos réactions proviennent
de l'atavisme de ceux qui vous ont donné naissance et du
milieu dans lequel vous avez vécu, de toutes les impressions
qui se sont amassées en vous et qui ont constitué quelque
chose qui vous paraît être vous-même, mais qui n'est pas
engendré par vous, qui est simplement senti, éprouvé; vous
en devenez conscient au passage, mais ce n'est pas vous qui
l'avez créé, pas vous qui lui avez donné naissance.
On pourrait dire que ce sont comme des bruits (des
bruits quelconques : paroles, musique, n'importe quoi) qui
sont enregistrés par un instrument, puis réexprimés par un
autre instrument, qui répète, comme le gramophone par
exemple. Vous ne direz pas que c'est le gramophone qui a
créé le son que vous entendez, n'est-ce pas, cela ne vous
viendrait pas à l'esprit. Mais comme vous êtes dans
l'illusion de votre personnalité séparée, ces pensées qui traversent
votre tête et qui s'expriment, ces sentiments qui
traversent votre vital et qui s'expriment, vous pensez qu'ils
viennent de vous; mais il n'y a rien qui vienne de vous. Où
est le "vous" qui peut créer tout cela?
Il faut que vous entriez profondément, profondément, et
que vous alliez trouver l'essence éternelle de votre être pour
avoir la réalité créatrice au-dedans de vous. Et une fois que
vous avez trouvé cela, vous vous apercevez que c'est
unique, la même chose dans tous les autres, et alors où estelle,
votre personnalité séparée? Il ne reste plus rien.
Oui, ce sont des instruments d'enregistrement et de
reproduction, et il y a toujours, on peut appeler cela des déformations
— ce peuvent être des déformations pour le
mieux, ce peuvent être des déformations pour le pire, ce
peuvent être des changements assez grands; les combinaisons
intérieures sont telles que les choses ne se reproduisent
pas exactement comme elles ont passé de l'un à
l'autre, parce que l'instrument est très complexe. Mais c'est
une seule et même chose qui est mue par une volonté
consciente qui est tout à fait indépendante des volontés
personnelles.
Quand le Bouddha voulait faire comprendre ces choses à
ses disciples, il leur disait : chaque fois que vous émettez
une vibration, un désir par exemple, le désir d'une chose
précise, votre désir va se mettre à circuler de l'un à l'autre,
de l'un à l'autre à travers l'univers et tournera autour et vous
reviendra. Et comme ce n'est pas une seule chose mais un
monde de choses, et que vous n'êtes pas le seul centre
émetteur — toutes les individualités sont des centres
émetteurs—, cela fait une telle complexité là-dedans que
vous ne vous y reconnaissez plus. Mais ces vibrations se
déplacent dans un champ absolument unique et identique;
c'est seulement la complication et l'interception des vibrations
qui vous donnent l'impression de quelque chose qui
est indépendant ou séparé.
Mais il n'y a rien de séparé ni d'indépendant; c'est une
seule Substance, une seule Force, une seule Conscience, une
seule Volonté, qui bouge avec d'innombrables manières
d'être.
Et c'est tellement compliqué que l'on ne se rend plus
compte, mais si l'on fait un pas en arrière et que l'on suive
le mouvement, comme cela, n'importe quelle ligne du
mouvement, on peut très bien s'apercevoir que les vibrations
se perpétuent de proche en proche, de proche en
proche, de proche en proche, et que, en fait, il n'y a qu'une
Unité — unité de Substance, unité de Conscience, unité de
Volonté. Et cela, c'est la seule réalité. Extérieurement,
c'est une sorte d'illusion : l'illusion de la séparation et
l'illusion de la distinction.
Les désirs et toutes ces choses aussi?
Ce n'est pas personnel. Ce n'est pas personnel du tout. Et
cela, c'est très facile à discerner; c'est de toutes choses la
plus facile à discerner, parce que quatre-vingt-dix fois sur
cent cela vous vient de quelqu'un d'autre, ou d'une certaine
circonstance, ou d'un ensemble de circonstances, ou d'une
vibration qui vient d'une autre personne ou de plusieurs
autres personnes. C'est très facile à discerner, c'est la
première chose que l'on peut discerner : c'est une vibration
qui tout à coup éveille en vous quelque chose d'analogue.
N'est-ce pas, quelque chose fait un choc en vous, et ce choc
produit une réponse, comme quand vous touchez une note.
Eh bien, cette vibration de désir vient et vous touche d'une
certaine façon et vous répondez.
Ce n'est pas très difficile à discerner; même quand on est
petit, même quand on est enfant, si l'on fait bien attention,
on s'aperçoit de cela. On vit dans des suggestions collectives
constantes, constamment; par exemple, je ne sais pas si vous
avez assisté à des funérailles, ou si vous avez été dans une
maison où il y avait un mort (il faut naturellement que vous
vous observiez un peu, autre-ment vous ne vous apercevez
de rien; mais si vous vous observez un peu, vous n'aviez
aucune raison spéciale d'avoir du chagrin ou une douleur
quelconque pour la disparition de cette personne; c'est une
personne comme beaucoup d'autres, c'est arrivé et, par un
ensemble de circonstances sociales, vous avez été amené à
entrer dans cette maison-là), et là, tout d'un coup, sans
savoir pour-quoi ni comment, vous sentez une grande
émotion, un grand chagrin, une grande douleur, et vous vous
demandez : "Pourquoi suis-je si malheureux?" C'est tout
simplement les vibrations qui sont entrées en vous, pas autre
chose.
Et je vous dis que c'est facile à observer, parce que c'est
une expérience que j'ai eue quand j'étais une petite enfant
(et à ce moment-là, je ne faisais pas de yoga conscient
encore; je faisais peut-être le yoga, mais pas consciemment),
et j'ai observé très, très clairement; je me suis dit :
"Certainement, c'est leur chagrin que je sens, parce que je
n'avais pas de raison d'être particulièrement affectée par la
mort de cette personne", et tout à coup, les larmes qui
viennent aux yeux, je me sens comme ça, la gorge serrée, et
j'ai envie de pleurer, comme si j'avais un gros chagrin —
j'étais une petite enfant — immédiatement, j'ai compris :
"Tiens, c'est leur chagrin qui est venu au-dedans de moi."
La même chose pour la colère. C'est très clair, on reçoit
cela tout d'un coup, même pas d'une personne : de l'atmosphère
-- c'est là — et puis tout à coup cela entre, et cela
vous prend généralement par en bas, et puis cela monte, et
puis cela vous pousse, et puis vous allez. Une minute avant,
vous n'étiez pas en colère, vous étiez tout à fait maître de
vous, vous n'aviez aucune intention de vous mettre en
colère. Et cela vous saisit tellement fort que vous ne pouvez
pas résister — parce que vous n'êtes pas suffisamment
conscient, que vous laissez cela entrer en vous, et que cela
se sert de vous. Vous... ce que vous appelez "vous", c'est-àdire
votre corps; parce que, apparemment (je dis
apparemment), c'est une chose séparée du corps de votre
voisin. Mais c'est seulement une illusion de nos yeux, parce
que, en fait, il y a constamment ce que l'on pourrait appeler
des particules, même physiques, comme une sorte de
radiation qui sort du corps et qui se mélange aux autres; et
quand on est très sensible, on peut sentir à distance à cause
de cela.
On dit, par exemple, que les aveugles développent une telle
sensibilité, une perception si délicate de la sensation
que, quand ils s'approchent d'un objet, ils sentent un choc à
distance. Mais on peut en faire l'expérience assez
facilement. Par exemple, s'approcher de quelqu'un sans faire
de bruit, puis mettre sa main tout près — les gens sensibles
le sentent tout de suite. Vous n'avez pas mis de volonté pour
qu'ils le sentent, vous n'avez fait intervenir aucun élément
psychologique, vous avez fait seulement l'expérience
purement physique de vous approcher sans bruit et de façon
à ne pas être entendu — quelqu'un de sensible le sentira tout
de suite.
Cela veut dire que le corps a l'air de s'arrêter là, mais
c'est simplement la façon dont nos yeux sont construits. Si
nous avions une vision un peu plus subtile, avec une gamme
un peu plus étendue, eh bien, nous verrions qu'il y a quelque
chose qui sort, comme il y a quelque chose qui sort des
autres corps, et que tout cela se mélange et réagit l'un sur
l'autre.
Qu'est-ce que Sri Aurobindo appelle "l'unité de la Force
dynamique"?
C'est ce que je digais. Il y a une Force dynamique qui fait
mouvoir toutes choses et, quand vous en devenez conscient,
vous voyez que c'est une seule et unique Force qui fait
mouvoir toutes choses; et comme vous êtes conscient, vous
pouvez même suivre son mouvement et voir comment elle
travaille à travers les gens et les choses.
De la minute où vous devenez conscient de l'Unité —
l'unité de la Force, l'unité de la Conscience et l'unité de la
Volonté —, eh bien, vous n'avez plus cette perception qui
fait que vous êtes tout à fait séparé des autres, que vous ne
savez pas ce qui se passe en eux, qu'ils vous sont étrangers,
que vous êtes enfermé dans votre peau, pour ainsi dire, et
que vous n'avez de contact avec les autres que d'une façon
tout à fait extérieure et superficielle. Mais cela,
c'est parce que justement vous n'avez pas réalisé en vous la
perception de cette unité de Conscience, de Force, de
Volonté — même de vibration matérielle.
C'est la complexité qui rend la perception difficile;
parce que nos facultés de perception sont très linéaires, très
simplistes; alors si nous voulons comprendre, nous sommes
immédiatement assaillis par une quantité innombrable de
choses qui sont presque en contradiction les unes avec les
autres, et qui se mélangent d'une façon tellement complexe
qu'on ne peut plus percevoir les lignes et suivre les choses
— on entre tout d'un coup dans un tourbillon.
Mais c'est parce que... Par exemple, la majorité des gens
pensent une idée après l'autre, de même qu'ils sont obligés
de dire un mot après l'autre — ils ne peuvent pas dire
beaucoup de mots en même temps, n'est-ce pas, ou alors ils
bredouillent. Eh bien, la majorité des gens pensent comme
cela, ils pensent une pensée après l'autre, et alors toute leur
conscience marche d'une façon linéaire. Mais on ne
commence à percevoir les choses que quand on peut
percevoir sphériquement, globalement, penser sphériquement,
c'est-à-dire une quantité innombrable de pensées et de
perceptions qui sont simultanées.
Naturellement jusqu'à présent, si l'on veut décrire les
choses, on est obligé de les décrire l'une après l'autre, parce
que l'on ne peut pas dire dix mots en même temps, on dit un
mot après l'autre; et alors, c'est pour cela que tout ce "que
l'on dit est pratiquement tout à fait incapable d'exprimer la
Vérité, tout à fait incapable. Parce que nous sommes obligés
de dire une chose après l'autre — de la minute où nous les
disons l'une après l'autre, elles ne sont plus vraies. Il
faudrait les dire toutes en même temps, de même qu'on peut
arriver à les percevoir toutes en même temps, et chacune à
sa place.
Alors, quand on commence à voir comme cela (à voir, à percevoir,
à sentir, à penser, à vouloir comme cela), on
approche de la Vérité. Mais tant qu'on voit comme on parle,
oh! c'est d'une pauvreté lamentable.
Sri Aurobindo écrit : "Aussi longtemps que nous vivons
dans l'apparence ignorante, nous sommes l'ego et nous
sommes soumis aux modes'. de la Nature. Esclaves des
apparences, liés par les dualités, ballottés entre le bien et le
mal, le péché et la vertu, la peine et la joie, la douleur et le
plaisir, la bonne ou la mauvaise fortune, le succès et
l'insuccès, nous tournons irrémédiablement dans le cercle
de fer, ou d'or et de fer, entraînés par la roue de Mdyd."
( L a Synthèse des roga, Vol. I, p. 139)
Oui. Il y a des gens qui ont une vie heureuse et confortable,
et des gens qui ont une vie misérable. Cela dépend...
comment dire... des destinées individuelles, cela dépend
peut-être de ce qu'ils ont à faire sur la terre, cela dépend du
stade auquel ils sont, cela dépend de beaucoup de choses. Il
est très évident que ce ne sont pas eux qui choisissent. Parce
que, pour l'a majorité des hommes, ils choisiraient toujours
la même chose. Si on leur demandait ce qu'ils veulent, il y
aurait des différences, oui, mais pas si grandes. Ce serait
assez monotone.
La majorité des gens veulent être ce qu'ils appellent
"tranquilles", ce qu'ils appellent "paisibles", avoir une petite
organisation à leur dimension — qui est générale-ment
microscopique — et qui consiste à vivre une routine
régulière d'activités toujours à peu près identiques, dans un
cadre à peu près identique, avec un entourage à peu
Les modes (gouna) ou qualités fondamentales de la Nature, entrant dans la
composition de toute chose et de tout être :
Lamas, le principe d'inertie,
radias, le principe cinétique d'action et de mouvement,
sauva, le principe de lumière, d'équilibre et d'harmonie.
près identique, et que cela se répète sans trop de différences;
suffisamment de variété pour que ce ne soit pas tout à fait
ennuyeux, mais rien qui puisse déranger ce cercle régulier
qui fait ce que l'on appelle une vie paisible. Pour l'immense
majorité des gens, c'est l'idéal.
Et alors, l'idéal détaillé de cette réalisation dépend
exclusivement du pays où ils sont nés, de la société dans
laquelle ils sont nés et des coutumes de leur entourage. Ils
ont leur idéal façonné par l'habitude du pays et de la société
dans laquelle ils vivent.
Il y a évidemment des exceptions, mais elles ne font que
confirmer la règle. D'une façon générale, l'idéal le plus
large, c'est de naître dans un milieu suffisamment
confortable pour ne pas avoir trop de difficultés dans la vie,
se marier avec une personne qui ne vous donne pas trop de
tracas, avoir des enfants qui se portent bien et qui
grandissent normalement (aussi pour ne pas avoir de tracas),
et puis une vieillesse tranquille et heureuse, et qu'on ne soit
pas trop malade pour ne pas avoir de tracas. Et puis s'en
aller quand on est fatigué de la vie, encore parce qu'on ne
veut pas avoir de tracas.
Au fond, c'est l'idéal le plus répandu. Il y a naturellement
des exceptions, on trouve même tout à fait le contraire.
Mais ce serait assez monotone, l'existence telle que les
hommes la conçoivent. Les différences viendraient dans les
détails, parce que dans tel pays on préfère une chose et dans
tel autre, une autre; et puis dans la société où l'on est né, on
a certaines habitudes et un idéal de bonheur; et dans une
autre société, on a d'autres habitudes et un autre idéal de
bonheur — et puis c'est tout.
Si l'on parle à des Européens, par exemple, ils vous
disent qu'il n'y a rien de plus beau que l'Europe. Je
connaissais des Français — pas un, mais des centaines —
qui disaient qu'il n'y a pas de plus belles femmes au monde
que les Françaises! Et j'ai connu un nègre qui avait fait
toute son éducation en France et à qui l'on demandait quelle
était la femme la plus belle, il disait : "Il n'y a pas de femme
plus belle qu'une négresse." C'était tout à fait naturel, n'estce
pas. Eh bien, c'est comme cela. Il n'y a pas de plus belle
maison que celle dans laquelle on est habitué à vivre — les
maisons du pays où l'on habite, où l'on est né —, et le
paysage c'est la même chose, la nourriture c'est la même
chose, les habitudes c'est la même chose. Et pourvu que cela
se passe d'une façon suffisamment harmonieuse et sans
coups trop violents, on est parfaitement satisfait.
C'est la mentalité générale. Et on tourne en rond, on
tourne en rond — et c'est quelquefois un cercle de fer, c'est
quelquefois un cercle d'or —, mais on tourne en rond, on
tourne en rond, on tourne en rond, et les enfants tourneront
en rond et les petits-enfants tourneront en rond, et puis ça
continuera. Voilà.
Assez pour aujourd'hui.