Les choses, non du point de vue ordinaire mais du point de
vue supérieur, ont pris nettement un tournant vers le mieux.
Mais les conséquences matérielles sont encore là — toutes
les difficultés sont comme aggravées. Seulement, le pouvoir
de la conscience est plus grand — plus clair, plus précis; et
aussi l'action sur ceux qui sont de bonne volonté : ils font
des progrès assez considérables. Mais les difficultés
matérielles sont comme aggravées, c'est-à-dire que c'est..,
pour voir si nous tenons le coup!
C'est comme cela.
Il n'y a pas longtemps (c'est depuis hier), quelque chose
s'est clarifié dans l'atmosphère. Mais le chemin est encore
long — long, long. Ça, je le sens très long. Il faut durer.
Durer, c'est surtout cela l'impression — il faut avoir de
l'endurance. Ce sont les deux choses absolument indispensables
: l'endurance, et garder une foi que rien ne peut
ébranler, même une négation apparemment complète, même
si l'on souffre, même si l'on est misérable (je veux dire dans
le corps), même si l'on est fatigué — durer. S'accrocher et
durer — avoir de l'endurance. Voilà.
Mais d'après ce que l'on me raconte, je veux dire ceux
qui écoutent la radio, qui lisent les journaux (toutes choses
que je ne fais point), le monde tout entier est en train de
subir une action.., qui, pour le moment, est boule-versante.
Il semble que le nombre de "fous apparents" augmente
considérablement. Comme en Amérique, par exemple, toute
la jeunesse semble être prise par une sorte de vertige
curieux, qui serait inquiétant pour les gens raisonnables,
mais qui est certainement l'indication qu'une force
inaccoutumée est à l'oeuvre. C'est la rupture de toutes les
habitudes et de toutes les règles — c'est bon. Pour le
moment, c'est un peu "étrange", mais c'est nécessaire.
La vraie attitude, actuellement, n'est-elle pas d'essayer
d'être aussi transparent que possible?
Transparent, réceptif à la force nouvelle.
je me pose la question, parce que l'on a l'impression que
cette transparence, c'est transparent, mais c'est un peu rien
— un "rien" qui est plein, mais c'est quand même rien, on
ne sait pas. On ne sait pas si c'est une espèce de tamas
supérieur, ou...
Surtout être confiant. La grosse difficulté dans la
Matière, c'est que la conscience matérielle (c'est-à-dire le
mental dans la Matière) s'est formée sous la pression des
difficultés — des difficultés, des obstacles, des souffrances,
des luttes. Elle a été pour ainsi dire "élaborée" par ces
choses, et cela lui a donné une empreinte, presque de
pessimisme et de défaitisme, qui est certainement le plus
grand obstacle.
C'est cela dont je suis consciente dans mon propre
travail. La conscience la plus matérielle, le mental le plus
matériel est habitué à agir, à faire effort, à avancer à coups
de fouet; autrement, c'est le tamas. Et alors, dans la me-sure
où il imagine, il imagine toujours la difficulté — toujours
l'obstacle ou toujours l'opposition, et cela ralentit le
mouvement terriblement. Il lui faut des expériences très
concrètes, très tangibles et très répétées, pour le convaincre
que derrière toutes ses difficultés, il y a une Grâce, que
derrière tous ses insuccès, il y a la Victoire, que derrière
toutes ses douleurs, ses souffrances, ses contradictions, il y
a l'Ânanda. De tous les efforts, c'est celui qu'il faut ré-péter
le plus souvent : on est tout le temps obligé d'arrêter ou
d'écarter, de convertir un pessimisme, un doute ou une
.imagination tout à fait défaitiste.
Je parle exclusivement de la conscience matérielle.
Naturellement, quand quelque chose vient d'en haut, ça
fait brrm ! comme ça (geste d'aplatissement), alors tout se tait,
tout s'arrête et attend. Mais.., je comprends bien pourquoi la
Vérité, la Conscience de Vérité ne s'exprime pas d'une
façon plus constante, parce que la différence entre son
Pouvoir et le pouvoir de la Matière est tellement grande que
le pouvoir de la Matière est comme annulé—mais alors,
cela ne veut pas dire la Transformation, cela veut dire un
écrasement. C'était cela que l'on faisait dans le temps : on
écrasait toute cette conscience matérielle sous le poids d'un
Pouvoir contre lequel rien ne peut lutter, au-quel rien ne
peut s'opposer. Et alors, on avait l'impression : "Ça y est!
c'est arrivé", mais ce n'était pas arrivé du tout! Parce que le
reste, en bas, demeurait tel quel, sans changer.
Maintenant, on veut lui donner la pleine possibilité de
changer; eh bien, pour cela, il faut lui laisser son jeu et ne
pas faire intervenir un Pouvoir qui l'écrase — cela, je
comprends très bien. Mais cette conscience-là a l'obstination
de l'imbécillité. Combien de fois, au moment d'une
souffrance, par exemple, quand une souffrance est là, aiguë,
et que l'on a l'impression qu'elle va devenir intolérable, il y
a le petit mouvement intérieur (dans les cellules) d'appel —
les cellules envoient leur S.O.S. — tout s'arrête, la
souffrance disparaît; et souvent (maintenant de plus en plus)
elle est remplacée par un sentiment de bien-être béatifique;
mais cette conscience matérielle imbécile, sa première
réaction : "Ah! nous allons voir ce que ça va durer", et
naturellement, par ce mouvement-là, démolit tout — il faut
tout recommencer.
Je crois que pour que l'effet soit durable — pas un effet
miraculeux, qui vient, éblouit et s'en va —, il faut que ce
soit vraiment l'effet d'une transformation. Il faut être très, très
patient — nous avons affaire à une conscience -très lente,
très lourde, très obstinée, qui ne peut pas avancer
rapidement, qui s'accroche à ce qu'elle a, à ce qui lui a
paru la vérité; même si c'est une toute petite vérité, elle
s'accroche à elle et ne veut plus bouger. Alors, pour guérir
cela, il faut beaucoup, beaucoup de patience — beaucoup de
patience.
Le tout est de durer — durer, durer.
Sri Aurobindo a dit cela, plusieurs fois, sous des formes
diverses : "Endure and you'll conquer... Bear — bear and you'll
vanquishl."
Le triomphe est au plus endurant.
Et alors, cela paraît être la leçon pour ces agglomérats-là
(Mère désigne son corps) — les corps, n'est-ce pas, m'apparaissent
simplement comme des agglomérats; et tant qu'il y a
une volonté derrière, de garder cela ensemble, pour une
raison ou pour une autre, cela reste ensemble... Ces jours-ci,
hier ou avant-hier, il y a eu cette expérience : une espèce de
conscience complètement décentralisée (je parle toujours de
la conscience physique, pas du tout des consciences
supérieures), une conscience décentralisée qui se trouvait
être ici, là, là, dans ce corps-ci, dans ce corps-là (dans ce
que les gens appellent cette "personne-ci" et cette
"personne-là", mais cette notion n'existe plus très bien) ;
puis il y a eu comme une intervention d'une conscience
universelle vis-à-vis des cellules, comme si elle demandait à
ces cellules pour quelle raison elles voulaient garder cette
combinaison, si l'on peut dire, ou cet agglomérat?... Justement,
on leur faisait comprendre, ou sentir les difficultés qui
venaient du nombre d'années, de l'usure, des difficultés
extérieures, enfin toute la détérioration causée par le frottement,
l'usure — et cela leur paraissait tout à fait indifférent.
La réponse était assez intéressante, en ce sens qu'elles
semblaient n'attacher d'importance qu'à la capacité de rester en
contact conscient avec la Force supérieure. C'était comme une
aspiration (pas formulée avec des mots, naturellement), ce
qu'on appelle en anglais "a yearning", "a longing", de
"Endurez et vous conquerrez... Supportez — supportez et
vous vaincrez.
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ce contact avec la Force divine, la Force d'Harmonie, la
Force de Vérité, la Force d'Amour. Et c'est à cause de cela
qu'elles appréciaient la présente combinaison.
C'était tout à fait un .autre point de vue.
Je l'exprime avec des mots du mental, parce qu'il n'y a
pas moyen de faire autrement, mais c'était dans le domaine
de la sensation plutôt qu'autre chose. Et c'était très clair —
c'était très clair et très continu, il n'y avait pas de fluctuations.
N'est-ce pas, à ce moment-là, cette conscience
universelle est intervenue en disant : "Voilà les obstacles",
et ces obstacles étaient clairement vus (cette espèce de
pessimisme du mental — un mental informe, qui commence
à naître et à s'organiser dans ces cellules), mais les cellules
elles-mêmes s'en fichaient complètement! cela leur
paraissait être comme une maladie (le mot déforme, mais
elles avaient l'impression comme d'un accident ou d'une
maladie inévitable, ou de quelque chose qui ne faisait pas
partie normale de leur développement et qui leur avait été
imposé). Et alors, à ce moment-là, est né une sorte de pouvoir
inférieur d'agir sur ces choses (ce mental physique) ; cela a
donné un pouvoir matériel pour se séparer de ça et le rejeter.
Et c'est après cela que ce tournant a eu lieu, dont je parlais
tout à l'heure, tournant dans l'en-semble des circonstances,
comme si, vraiment, quelque chose de décisif s'était passé.
Il y a eu comme une joie confiante : "Ah! nous sommes
libres de ce cauchemar."
Et en même temps, un soulagement — un soulagement
physique, comme si l'air était plus facile à respirer... oui, un
peu comme si l'on était enfermé dans une coque — une
coque suffocante — et que... en tout cas, une ouverture s'est
faite dedans. Et on respire. Je ne sais pas si c'est plus que
cela, mais en tout cas c'est comme si une déchirure s'était
faite, une ouverture, et on respire.
Et c'était une action tout à fait matérielle, cellulaire.
Mais dès que l'on descend dans ce domaine-là, le do-
maine des cellules, même de la constitution des cellules,
comme cela paraît moins lourd ! Cette espèce de lourdeur de
la Matière disparaît — ça recommence à être fluide, vibrant.
Ce qui tendrait à prouver que la lourdeur, l'épaisseur,
l'inertie, l'immobilité, c'est quelque chose qui est ajouté, ce
n'est pas une qualité essentielle à... c'est la fausse Matière,
celle que nous pensons ou que nous sentons, mais pas la
Matière elle-même telle qu'elle est. C'était très sensible.
(silence) -
Ce que l'on peut faire de mieux, c'est de ne pas avoir de
parti pris, ni d'idées préconçues, ni de principes — oh ! les
principes moraux, les partis pris de conduite, ce qu'il faut
faire et ce qu'il ne faut pas faire, et les idées préconçues au
point de vue moral, au point de vue progrès, et toutes les
conventions sociales et mentales.., il n'y a pas de pire
obstacle. Il y a des gens, je connais des gens qui ont perdu
des dizaines d'années pour surmonter une de ces constructions
mentales!... Si l'on peut être comme cela, ouvert —
ouvert vraiment dans une simplicité, n'est-ce pas, la
simplicité qui sait qu'elle est ignorante — comme cela (geste
vers le haut, d'abandon), prêt à recevoir tout ce qui vient, alors
quelque chose peut se produire.
Et naturellement, la soif de progrès, la soif de savoir, la
soif de se transformer, et, par-dessus tout, la soif de l'Amour
et de la Vérité — si l'on garde cela, on va plus vite. Une
soif, vraiment, un besoin, un besoin.
Tout le reste n'a pas d'importance, c'est de ça qu'on a
besoin.
S'accrocher à ce que l'on croit savoir, s'accrocher à ce
que l'on sent, s'accrocher à ce que l'on aime, s'accrocher à
ses habitudes, s'accrocher à ses prétendus besoins, et
s'accrocher au monde tel qu'il est, c'est cela qui vous lie. Il
faut défaire tout cela, une chose après l'autre. Défaire
tous les liens. Et l'on a dit cela des milliers de fois, et les
gens continuent à faire la même chose... Même ceux qui
sont très éloquents et qui prêchent cela aux autres, ils s'accro-
chent — ils s'accrochent à leur manière de voir, à leur
manière de sentir, leur habitude de progrès, qui paraît être,
pour eux, seulement la seule.
Plus de liens — libre, libre. Toujours prêt à tout changer,
excepté une chose : aspirer, cette soif.
Je comprends bien, il y a des gens qui n'aiment pas l'idée
d'un "Divin", parce que, immédiatement, cela se mélange de
toutes ces conceptions européennes ou occidentales (qui
sont effroyables), et alors cela complique un peu leur
existence mais on n'a pas besoin de ça! le "quelque chose"
dont on a besoin, la Lumière dont on a besoin, l'Amour dont
on a besoin, la Vérité dont on a besoin, la suprême
Perfection dont on a besoin — et c'est tout. Les formules..,
moins il y a de formules, mieux c'est. Mais ça : un besoin,
que seulement la Chose peut satisfaire— rien d'autre, pas de
demi-mesure, seulement Ça. Et puis, allez!... Votre chemin
sera votre chemin, ça n'a pas d'importance — n'importe quel
chemin, n'importe, même les extravagances de la jeunesse
américaine actuelle peuvent être un chemin, ça n'a pas
d'importance.
Comme dit Sri Aurobindo : "Si tu ne peux pas avoir
l'amour de Dieu (je traduis), eh bien, arrange-toi pour te
battre avec Lui. S'Il ne. te donne pas l'étreinte de l'amant,
oblige-Le à te d o n e r l'étreinte du lutteurs." Parce qu'Il est
sûr de te vaincre.
.....
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"Si tu ne peux faire que Dieu t'aime, fais qu'Il lutte contre toi.
S'Il ne veut pas te
donner l'étreinte de l'amant, oblige-Le à te donner l'étreinte
du lutteur." (Pensées et
Aphorismes de Sri Aurobindo, éd. 1979, p. 387)
Le tout est de tenir le coup. Et pour tenir le coup, je n'ai
trouvé qu'un seul moyen, c'est ce Calme, le calme intérieur
— un calme qui doit se faire d'autant plus... comment dire..,
complet, que la lutte est plus matérielle.
Il y eu ces temps derniers (surtout depuis le ler janvier)
une espèce de bombardement des forces adverses — une
rage, tu sais. Alors, il faut se tenir comme cela (Mère devient
immobile comme une statue), c'est tout. Et quand on a été secoué
physiquement, il ne faut pas trop demander au corps, il faut
lui donner beaucoup de tranquillité, beaucoup de repos.
La difficulté, c'est que je suis très absorbé par l'état de ce
corps, il me prend beaucoup de conscience — le mental
physique, par exemple, m'envahit complètement.
Oui, je le sais bien. Mais c'est toujours la difficulté, c'est
la difficulté de tout le monde. C'est pour cela que dans le
temps on vous disait : "Allez-vous-en! laissez cela tranquille
barboter — allez-vous-en." Mais nous n'avons pas le droit
de le faire, c'est le contraire de notre travail. Et tu sais, on
arrive très bien à une liberté presque absolue à l'égard de
son corps, au point que l'on peut ne rien sentir, rien; mais je
n'ai même plus le droit de m'extérioriser, figure-toi! Même
quand j'ai assez mal ou que les choses sont assez difficiles,
ou même quand je suis un peu tranquille, c'est-à-dire la nuit,
et que je me dis : "Oh! m'en aller dans mes béatitudes !" —
cela ne m'est pas permis. Je suis liée là (Mère touche son
corps). C'est là, là, qu'il faut réaliser.
C'est pour cela.
Il n'y a que de temps en temps, pour une action pré-
cise (quelquefois cela vient comme un éclair, quelquefois
quelques minutes seulement), le grand Pouvoir d'avant, qui
était constamment senti, vient, brrm ! fait son travail, puis
s'en va. Mais jamais sur ce corps. Jamais il ne fait rien pour
ce corps — ce n'est pas une intervention supérieure qui
changera, c'est.., du dedans.
Et c'est la même chose qui t'arrive et qui arrive à tous
ceux qui font le travail, et c'est la difficulté. C'est pour cela
que je te dis : "Cela ne fait rien, ne te tourmente pas si tu es
occupé de ton corps : tâche seulement de profiter de cela —
profiter de cette préoccupation — pour y amener la Paix, la
Paix." Constamment, c'est comme si je t'enveloppais d'un
cocon de paix. Et alors, si tu pouvais, justement dans ce
mental qui vibre, bouge tout le temps (vraiment comme un
singe), si tu pouvais y mettre.., c'est une Paix qui agit
directement dans cette vibration matérielle — une Paix où
tout se détend.
Ne pas penser — pas penser à vouloir transformer ce
mental physique ou à le faire taire ou à l'abolir : tout cela,
c'est encore de l'activité. Simplement, le laisser marcher,
mais.., mettre la Paix, sentir la Paix, vivre la Paix, connaître
la Paix — la Paix, la Paix.
C'est la seule chose.